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Article 14

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NOTE SUR L'ARCHITECTURE
Luigi Ghirri


Ma première rencontre avec les architectures d’Aldo Rossi remonte à quelques années, lorsque Vittorio Savi me proposa de photographier le cimetière de Modène. Je ne peux pas dire qu’à ce moment là je connaissais bien l’oeuvre de Rossi, seulement quelques dessins et certains écrits théoriques. Ces lacunes éveillèrent plus encore ma curiosité, de même que l’idée de pouvoir photographier et raconter une architecture complexe et encore en cours de réalisation, une architecture qui ne s’exhibait pas déjà finie, pour se retrouver aussitôt après dans les pages de quelques luxueuses revue. A partir de ce moment a commencé une étrange collaboration avec Aldo Rossi, presque toujours à distance, très curieuse et très stimulante.
Le cimetière, je le voyais forcément assez souvent, puisque j’habite Modène. Confondre le bleu du toit des parties déjà construites avec celui du ciel, observer les couleurs changeant selon les heures avait sur moi un effet bénéfique, comme m’attirait le cube rouge au centre, que je cadrai depuis la portières de ma voiture, quand je parcourais la route nationale pour aller vers le Pô. Ce fût un travail extrêmement intéressant, non pas pour les résultats obtenus, que parce que, étrangement, dans la parfaite solitude de quelques jours de fermeture pour ne pas gêner et ne pas être dérangé par les travaux en cours, il me sembla que se révélait à moi le secret d’une approche de l’architecture et de sa représentation photographique. Plus le travail avançait et paradoxalement, moins j’en voyais la fin, plus il me restait de travail à accomplir. J’avais toujours de nouveaux angles à voir et à cadrer, de nouveaux points de vues pour chaque petit mouvement de l’espace. A peine les perspectives étaient-elles photographiées, qu’elles se représentaient quelques minutes plus tard sous un jour nouveau, la lumière en modifiait sans cesse le sens et l’aspect, colorait diversement les volumes et les surfaces.
Les fenêtres du bâtiment principal, peu élevé, étaient des cadres analogues à ceux du viseur de l’appareil, elles en répétaient les cadrages où se succédaient, toujours différents, les arrières plans avec les cheminées, les tombes juives, les toits des maisons, le chemin de fer, l’église sur le cote est, les champs au nord, les voitures qui passaient sur la route en contrebas, comme dans un décor changeant. La montée vers l’ossuaire ne fit que confirmer cette impression de mobilité et de changement : aussitôt après les premières rampes d’escaliers où depuis les fenêtres cubiques j’entrevoyais l’extérieur, j’arrivais au point où l’on voit en même temps deux fenêtres, celle du premier et celle du second plan, l’étendue verte de la pelouse dans l’une et le bleu du ciel dans l’autre? Ces deux surfaces semblaient recomposer de manière visible, organique et synthétique, le sens de toute cette architecture et exprimer parfaitement l’idée de l’équilibre entre l’intérieur et l’extérieur. Mais cela me parait un simplification, comme l’aurait été le fait de rapprocher l’espace du terrain à celui de l’ouverture dans le toit qui nous fait voir le ciel.Des oeuvres simples et linéaires, un cube rouge avec un trou au milieu et à peine plus loin la longue ligne d’un parallélépipède couché, rose et bleu ciel, révélaient une vitalité imprévue, et cela dissipa de manière définitive tous les doutes et tous les soupçons que je nourrissais depuis longtemps vis à vis de la photographie d’architecture. Je lisais toujours dans ce genre de photographies une simplification ou la tentative de créer une iconographie de l’oeuvre architecturale, un acte d’authentification qui semblait reléguer l’architecture dans le domaine d’une répétition indifférente, incapable d’inventer d’autres solutions.
Comme chacun sait, le processus commence par le dessin d’un projet, passe par diverses phases et aboutit à la construction de l’édifice. Le bâtiment, à la fin, est authentifié par la photographie. Au bout de ce parcours, nous obtenons une espèces de stéréotypes de l’image architecturale, très semblable à une nature morte, mas réalisé dans le monde extérieur. Même si souvent ces natures mortes semblent accrocher et captiver le regard par leur singulière et vertigineuse précision, elles me font aussi penser à la photographie d’une maquette plutôt qu’à celle d’un édifice construit. Des ciels presque toujours limpides et immobiles, l’appareil photographique dans l’axe et à niveau, un objectif décentrable à bascule pour éviter les distorsions, un déclenchement plus précis pour obtenir la netteté maximum constituent le rituel nécessaire quoique fascinant, qui assure le transfert d’une architecture aux archives du musée.
Quelques jours plus tard, alors que je n’avais pas encore terminé les prises de vue, je repensais à tout cela et me demandais comment trouver de nouveaux modes de récit pour l’architecture. En même temps, me revenaient à l’esprit beaucoup d’images qui se rapportaient au cimetière de Modène, au tableau de Fra Angelico où les âmes des morts sortent des ouvertures cubiques du terrain, les photographies d’un anonyme lors du tremblement de terre de San Francisco où on voyait les ruines criblées de trous des maisons détruites et éventrées, ou encore l’architecture très simple qui sert d’arrière-plan aux Histoires de Saints de Sassetta. D’autres facettes de la mémoire, d’autres rappels d’images ensevelies resurgissaient. Je me souvins d’avoir lu cette phrase «pour la littérature, il est nécessaire d’avoir beaucoup de souvenirs, de tout oublier, et d’attendre que tout revienne à la mémoire». Il me sembla que le sens de cette phrase pouvait aussi contenir le secret de l’architecture. Ce n’est sans doute pas la lecture la plus correcte ni la plus orthodoxe, mais j’ai trouvé cet ensemble d’impressions et de sentiments chaque fois que je me suis trouvé face à des oeuvres d’Aldo Rossi, pour les photographier ou pour les observer. Chaque fois ces bâtiments, leur environnement, ses cimetières, ses maisons ou ses écoles me surprennent, non parce qu’elles relèvent de l’insolite ou du bizarre, mais à cause de leur air immédiatement familier et en même temps mystérieux, un mélange extraordinaire de reconnaissance et de jamais vu, de connu et d’inconnu.
Il me semble qu’il y a dans les oeuvres de Rossi ce mystérieux équilibre entre ce que nous savons déjà et ce que nous attendons d’une oeuvre architecturale ainsi que cette sensation de dépaysement que l’on éprouve face au nouveau. Jusqu’à il y a peu de temps, on aurait parlé - même improprement - d’imaginaire à propos de cette impression de se retrouver, mais j’ai en effet peu d’exemples aussi précis d’un vécu personnel de l’auteur qui se multiplie en même temps dans le vécu existentiel d’autant de gens.
Ce n’est pas seulement pour cela que, par la force des choses, je me suis attaché aux architectures d’Aldo Rossi. Je me suis pris d’affection aussi pour les couleurs tendres de ses façades, qui semblent vouloir dialoguer avec celles, en peu éteintes, des endroits où elles sont placées, et aussi pour ce courage civil qui consiste à s’oublier, à laisser l’espace, aux matériaux, aux volumes, la tâche de devenir pour nous architecture, à laisser le temps et l’usage donner son sens à cette extraordinaire Architecture sans Architecte.
Il n’est pas de mon ressort de juger ou d’analyser l’oeuvre de Rossi, je n’ai pas la compétence ou la présomption de me substituer au critique ou à l’historien, et ces quelques phrases sont simplement une trace des réflexions qui me viennent lorsque j’effectue mon travail, qui consiste essentiellement à observer le monde extérieur pour le représenter. Pourtant les architectures de Rossi, sont, de toutes celles que je connais, les plus intéressantes pour réveiller ce type d’écho et ces perceptions multiples.
Il y a à Isaphan une mosquée où, lorsque l’on se déplace à l’intérieur en un point précis, le moindre petit bruit que l’on émet, un mot, un claquement de doigts, est démultiplié par l’écho et résonne sept fois. L’architecture de Rossi me donne cette sensation d’émerveillement, parce qu’en chacun de ses points, quelle que soit la façon dont nous nous déplaçons dans l’espace, le mouvement de la lumière se propage et se démultiplie en un écho qui va se perdre parmi les souvenirs et les inventions. Il y a aussi un coté joyeux de cette manière de tourner magiquement à l’intérieur d’un jouet merveilleux, de se perdre et de se retrouver dans ses engrenages et ses rouages, comme s’il était possible de comprendre le secret qu’éveille en nous une telle surprise et un tel étonnement. C’est en se perdant parmi les ruines d’une architecture, les cabines colorés d’une mer imprécise, les cheminées d’une usine, dans la photographie d’un édifice éventré, dans un détail de Fra Angelico, dans le souvenir estompé d’une place italienne ou les solides géométrie de la façade d’une cathédrale, dans le phonogramme oublié d’un film néoréaliste, dans une cruche de lait ou une cafetière sur la table, que les architectures de Rossi répondent à notre besoin, à notre désir de merveilleux.
Finalement, c’est tout cela qui me fascine dans son oeuvre. Ce n’est pas une douce remémoration, une synthèse heureuse et pleine d’évocations, ce ne sont pas les géniales citations d’un grand architecte, mais les souvenirs, les histoires, les inventions et les apparences qui forment les multiples strates de nos perceptions et de nos manières de faire les choses.

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